Depuis le 7 octobre 2023, il y a une voix dans l’espace médiatique français, un ancien officiel, diplomate, qui a plusieurs fois pris position pour « la paix », le cessez-le-feu. Tout ça en critiquant, à première vue, la politique de l’impérialisme US et de l’État d’Israël à Gaza. Cette voix, c’est De Villepin, ancien Premier Ministre (2005-2007). Il avait acquis une certaine renommée internationale en 2003, en prononçant le discours aux Nations Unies contre la guerre en Irak.
Depuis, invité sur les plateaux de radio et de télé, dans les journaux, et même à l’Assemblée Nationale par la commission des affaires étrangères, cet ancien politicien place ses pions pour la future présidentielle. En Mars 2025, il signe la première place des sondages sur la « personnalité politique préférée des français » avec 54 % d’avis positifs. En avril, il publie chez « Le Grand Continent » une brochure quasi-programmatique de 50 pages intitulée « le pouvoir de dire Non ».
Son discours et ses interventions sont relayés par toute une partie des masses touchées au cœur par Gaza, ou dégoûtées de l’offre politique actuelle. Il est donc urgent de bien comprendre son projet réactionnaire, c’est-à-dire un retour en arrière politique pour préserver l’impérialisme français de sa chute. Analysons les idées, le programme et les chances politiques de ce vieux représentant de la bourgeoisie française.
Quelle est la période historique actuelle ? De Villepin confond révolution et contre-révolution
Il est intéressant de constater pour commencer que le texte de De Villepin est profondément idéologique. Ça n’est pas qu’une proposition politique, ni même une série de mesures, mais bien un étalage de la situation générale du monde et de sa conception de celui-ci.
Qu’y retrouve-t-on ?
Tout d’abord, il faut comprendre que le fond de son analyse provient d’une vision idéaliste de l’opposition entre révolution et contre-révolution. En temps qu’intellectuel et représentant bourgeois, De Villepin a été un soutien de l’offensive générale contre-révolutionnaire initiée dans les années 80-90, qui aujourd’hui n’existe plus que de façon diffuse. Ainsi devant l’évanouissement actuel des certitudes idéologiques post-1989 (démocratie libérale triomphante, fin de l’Histoire…), De Villepin va chercher dans le passé au lieu de voir le futur.
Il définit la période historique par rapport à 1789, aux conquêtes de la Grande Révolution bourgeoise française, et pas par rapport à la Révolution Prolétarienne Mondiale évidemment. Ainsi, il aboutit à la conclusion suivante : « Ce qui vacille, ce ne sont pas uniquement des institutions, mais une philosophie du monde, née avec la Révolution française, prolongée par les grands basculements du XXe siècle.
On a cru, trop vite, que l’onde révolutionnaire avait pris fin en 1989, avec la chute du mur de Berlin. On a pensé que la démocratie libérale était le point final de l’histoire, le terme naturel de toute évolution. On a voulu croire que l’affrontement entre Révolution et Contre-Révolution était chose du passé. Mais la lutte continue. Elle connaît aujourd’hui une nouvelle vague, plus confuse, plus brutale, plus globale. »
De même, dans son analyse de la France, il n’hésite pas à parler de camp « des enfants de la Révolution » (comprenez, de la gauche jusqu’aux « gaullistes sociaux ») et « de la Contre-Révolution », une falsification qui reviendrait à affirmer qu’il y a une fraction progressiste de la bourgeoisie française et une fraction conservatrice ou réactionnaire. Pourtant, les alternances à la tête de l’État bourgeois depuis 60 ans et le parlementarisme pourri ont prouvé décisivement que l’impérialisme est la réaction sur toute la ligne, et que ce n’est pas la bourgeoisie qui contient en elle la révolution et la contre-révolution. C’est l’opposition entre le prolétariat et la bourgeoisie qui est au centre de tout et qui détermine, sur le plan historique, cette grandiose opposition marquée par des récits épiques y compris en France : les journées de Juin 1848, la Commune de Paris de 1871, le Front Populaire, la Résistance, les grèves de 1947, Mai-Juin 68… jusqu’à aujourd’hui et les grands mouvements de luttes de classes des 10 dernières années (Loi Travail, Gilets Jaunes, Bataille des Retraites, Grandes Révoltes de Juin 2023…). L’impérialisme et la contre-révolution sont inséparables, à notre époque on ne peut préserver à la fois l’impérialisme et les « acquis de la révolution ».
En conséquence de cette conception, les masses populaires de France et du monde prennent, pour De Villepin, la place secondaire. Secondaire dans les relations internationales, sans surprise, soumises aux États, aux « logiques impériales » (euphémisme pour parler d’impérialisme), et même à des déterminations plus métaphysiques comme la « finitude du monde » et un « nouvel âge de fer ». De Villepin voit le poids des masses, il parle de la population de l’Afrique, de l’Asie ou de l’Amérique Latine, mais ce n’est pour lui qu’une variable d’ajustement. Il ne faut pas se leurrer : sa position sur Gaza n’est pas le soutien à la Résistance ou même aux droits du peuple palestinien, mais simplement la position historique de l’impérialisme français, la seule qui lui donne une certaine force d’initiative dans la région, celle de défendre la fracturation régionale, la division des zones d’influence (Liban, Syrie…) et donc la « solution à deux États ».
Mais les masses sont secondaires aussi dans sa vision de la France : bien sûr, la réforme des retraites était mauvaise car elle s’est faite « contre le peuple » tel qu’il l’affirme, mais il en conclut qu’il aurait fallu la faire par « délibération démocratique », comme si les masses allaient accepter de décider à quelle sauce elles vont être mangées ! Il renoue avec la souveraineté, un concept majeur de la bourgeoisie française. A son époque héroïque (1789-1848) c’était le nom mystifié que se donnait la révolution contre le féodalisme et l’aristocratie. Aujourd’hui, peut-on imaginer, comme le font certains à gauche comme Ruffin, une souveraineté française qui ne soit pas celle de la bourgeoisie française, des intérêts de l’impérialisme français ? Sans abattre l’État bourgeois et la classe qui le dirige, c’est impossible. Le « peuple » dont De Villepin ou Ruffin parlent n’est pas composé réellement des masses, il est une vue de l’esprit vers un passé fantasmé, un passé où les intérêts de classe auraient été moins aiguisés et les oppositions plus tranquilles. Mais ce passé est révolu.
Une vision lucide de la situation mondiale et nationale… du point de vue bourgeois
Ainsi, la définition par De Villepin de la période est réactionnaire. Mais alors pourquoi peut elle apparaître comme profonde pour tout un tas de personnes dans les masses qui ne sont pas réactionnaires ? Pourquoi, quand il vient faire un discours à une commission de l’Assemblée Nationale, les groupes politiques y envoient leurs députés en vogue et lui adressent du respect à gauche comme à droite ?
C’est que De Villepin met sur le tapis tout un tas de sujet pertinents, en gravissant la colline de la contre-révolution, celle dont il avait quasiment atteint le sommet en 2005 lorsque, Premier Ministre, il avait déchaîné la police contre les rebelles des banlieues après la mort de Zyed et Bouna.
Et de cette colline, De Villepin voit la situation telle qu’elle est : l’impérialisme ne peut pas continuer comme avant, et l’impérialisme français en particulier. Il ouvre son texte sur l’accélération de l’Histoire au tournant des années 1980, une « époque charnière, traversée par des fractures profondes », ce que les Marxistes nomment l’offensive stratégique de la Révolution Prolétarienne Mondiale : « 1979 : l’irruption de l’islamisme radical sur la scène mondiale et les révolutions conservatrices anglo-saxonnes. 1989 : la recomposition de la puissance avec d’un côté, la chute du mur de Berlin, de l’autre, les événements de Tian An Men. La séquence de 2001 avec la guerre contre le terrorisme et la démesure des interventions occidentales. 2008 : la secousse de l’ordre économique et financier de l’après-guerre, suivie de convulsions de plus en plus rapprochées : la crise des dettes souveraines, les printemps arabes, la crise migratoire, la guerre commerciale sans compter la multiplication des États faillis et l’extension des crises régionales. »
Il voit donc avec lucidité la crise générale de l’impérialisme et il en analyse ensuite selon lui les formes : épuisement des ressources, usage de la force sur les « pays du Sud », Trump aux USA, Xi Jinping en Chine, tous les pays y passent y compris la Russie, la Turquie ou encore l’Inde.
De Villepin en vient à admettre la réalité de l’impérialisme, mais il pense qu’il est possible, depuis l’Europe et la France, de le contenir, de proposer un « nouvel ordre ». Son plan ? Une alliance avec le « Sud Global » (c’est-à-dire les pays opprimés), en dehors des cades posés par l’impérialisme US depuis 70 ans, pour mettre en avant « l’ordre et la justice » en dehors et en dedans des frontières.
Et c’est en ça que De Villepin est bien réactionnaire et impérialiste sur toute la ligne. Comme un loup maquillé en agneau, il parle de paix, d’environnement et de justice, mais ce qu’il souhaite, c’est renégocier la division du monde à l’avantage des impérialistes français et en collusion avec les puissances d’Europe, pour s’enraciner à nouveau plus profond dans le Tiers-Monde. Il critique les interventions au Sahel et en Afrique ? Soit. Mais c’est pour mieux appeler à « développer » la région : « Aujourd’hui, la bataille collective pour la croissance et pour le développement, seule, peut éviter la catastrophe annoncée pour un continent dont le poids démographique mondial ne va cesser d’augmenter d’ici la fin du siècle, jusqu’à 2,5 milliards de personnes et dont le retard économique ne cesse de se creuser. ».
Quel avenir politique ? Pour 2027, il faudra se salir les mains
Voilà donc le projet de ce bourgeois de bonne famille de 71 ans, avec son air et sa manière de parler limite aristo, qui rappelle les politiciens « à l’ancienne », plus « cultivés », polis et propres sur eux que le triste spectacle de la farce électorale actuelle. Il n’est donc pas étonnant que De Villepin se croit investi d’un destin présidentiel et ait dit à Médiapart en janvier sur 2027 : « ce combat, je ne peux pas ne pas y participer. Je ne peux pas ne pas être aux avant-postes ».
Mais tout comme en 2007 il y a près de 20 ans, ou en 2012 où il n’avait pas obtenu les 500 signatures, sa « prise de hauteur » idéologique par rapport à la mêlée politique ne lui servira à rien s’il ne parvient pas à se créer, ou à récupérer, un appareil, un parti. Les médias l’interrogent toujours sur sa proximité, « à gauche », « à droite », et il ne répond pas clairement. Il se rêve certainement en candidat « rassembleur », touche-à-tout. Mais il n’est pas possible de devenir le représentant en chef de la bourgeoisie française, de l’impérialisme français, en allant contre son développement historique. De Villepin ne peut pas avoir raison « contre tout le monde », pour réussir son plan il faut qu’il incarne une certaine fraction de la bourgeoisie, qu’il soit sélectionné par elle. Sans ça, il sait qu’il est inutile de se présenter, il en a déjà eu l’expérience en 2007 et 2012.
Pour être un candidat sérieux, il devra donc endosser tôt ou tard le costume de politicien qu’il avait lorsqu’il a fait dissoudre à Chirac l’Assemblée Nationale en 1997, lorsqu’il a déclaré l’État d’Urgence en 2005, lorsqu’il a poussé le CPE contre la mobilisation de la rue en 2006, lorsqu’il attaquait son rival de toujours Sarkozy entre 2007 et 2011. Un beau palmarès d’échecs et de bavures réactionnaires. Alors il a déjà commencé les critiques, en s’adressant au gouvernement et en particulier à Retailleau, ministre de l’Intérieur. De l’autre côté il drague la gauche en faisant une conférence à la fête de l’Humanité et il pousse tout le monde à se positionner. Une figure comme De Villepin pourrait plaire à une partie de la bourgeoisie : diplomate, bien né, il a tout pour lui. Mais aucun appareil médiatique ou politique ne s’est pour le moment rangé derrière.
S’il devenait candidat officiellement, De Villepin devrait se salir les mains, assumer dans sa campagne une partie au moins du fond réactionnaire de ses propositions au lieu de le camoufler. Et s’il s’affirmait comme un prétendant sérieux, il ne faut avoir aucune illusion sur le fait qu’il irait « tempérer » le déchaînement de l’impérialisme français et la réactionnarisation de son État bourgeois. Au contraire, comme son surnom il y a 20 ans, il redeviendrait vite « Néron », l’empereur incendiaire.