Depuis trop longtemps, le Maroc bouillonne en silence… avec des années d’accumulation de la misère lourdes en conséquence du fait de la cherté de la vie qui étouffe les revenus modestes, du délabrement des hôpitaux dont le plâtre des murs s’effondre comme des feuilles d’automne, du fait de l’abandon jour après jour des écoles publiques aux intérêts privés, du chômage de masse, véritable hémorragie, qui brise les rêves de la jeunesse et du peuple et de l’exploitation des entreprises de sous-traitance qui pressent et épuisent les travailleurs. Le Maroc donc, un pays au peuple qui suffoque mais détourne le visage pour ne pas crier… jusqu’au jour où le cri de la colère a explosé.
À Agadir, devant un hôpital public ayant rendu son dernier souffle symbolique, se sont dressés des jeunes d’une génération à qui l’on avait dit qu’elle était « virtuelle », « aliénée », « indifférente à la politique ». Ils ont scandé des slogans prouvant que le numérique n’est pas nécessairement une forme d’isolement mais peut devenir une arme redoutable lorsqu’il est bien utilisé. Une seule étincelle, le 14 septembre, a suffi pour allumer l’éclair de la vérité à travers tout le pays : le problème n’était ni un service délabré ni un hôpital isolé mais bien une politique entière conçue pour pousser les pauvres vers les cliniques géantes qui ont bâti leurs fortunes sur la fragilité des corps marocains, profitant d’une rente gangrenant tous les secteurs.
Le cri d’Agadir a claqué comme une gifle au visage du silence, faisant trembler tout le pays… À Taounate, Oujda, Marrakech, Casablanca, Rabat… dans le Rif, le Souss et les villages qui s’abreuvent de poussière à la place de l’eau, les gens sont sortis, non à l’appel d’un parti ou d’un syndicat, mais sous l’impulsion de la douleur, de la faim, de la marginalisation et de l’exploitation. Avec des marches gravissant les montagnes, des slogans traversant les plaines, des mots d’ordre défiant les voitures des grandes villes… Une colère authentique, forgée non dans les salles de rédaction mais dans les ventres vides.
De ce profond travail d’enfantement est né Gen Z 212, une génération née sur les écrans de téléphone mais qui a découvert que la rue est le prolongement naturel du monde en ligne. Une génération qui a vu le séisme d’Al Haouz dévoiler la fragilité de l’État ; une génération qui a vu l’eau arrachée aux villages pour être offerte aux grandes exploitations ; une génération qui a vu la répression pourchasser toute expression protestataire. Une génération dont la conscience s’est façonnée entre la sécheresse, la vie chère, les classes surchargées, l’absence de soins, le prix exorbitant des médicaments et un salaire qui ne suffit même pas à couvrir les transports…
Lorsque cette génération est apparue, le mouvement ouvrier était épuisé, ligoté par des lois interdisant la grève et par des directions syndicales qui s’étaient agenouillées devant l’État au point que leur rôle se résumait à enjoliver les défaites, partager des photos de rencontres avec les responsables et se nourrir aux banquets du patronat. Quand le syndicat est tombé, les jeunes des classes populaires sont montés sans appui, sans expérience, mais avec une détermination indomptable. Ils se sont soulevés parce que la vie quotidienne elle-même était devenue une répression permanente.
Ils ont scandé leur premier mot d’ordre : « Nous ne voulons pas de la Coupe du monde… La santé et l’éducation d’abord ! »
C’était une déclaration claire : la propagande officielle ne les tromperait plus et ne leur ferait plus oublier la souffrance vécue loin des panneaux publicitaires et des capsules de communication dirigée. Et lorsque, quelques jours plus tard, le mouvement a exigé la démission du gouvernement, il ne s’agissait pas de réclamer un nouveau visage, mais de dévoiler le cœur du dysfonctionnement : un système qui change les gouvernements pour que tout reste inchangé.
Lorsqu’ils ont adressé leurs revendications au sommet du pouvoir, ils mettaient à l’épreuve leurs dernières illusions. Et dès que le discours du 10 octobre s’est révélé vide de toute réponse réelle, une nouvelle conscience a traversé le mouvement : la crise est structurelle, et le changement ne naît ni de la supplication ni des appels, mais du conflit conscient et organisé.
Avec l’élargissement des protestations, des groupes de jeunes issus des marges les plus broyées sont entrés en scène. Ceux que la pauvreté, la violence et les prisons ont façonnés et qui ont porté les pierres de la colère plutôt que des slogans. Les régions de L’Kliaa et Aït Amira ont explosé comme des volcans longtemps contenus avec une violence légitime, réponse à la violence matérielle et morale de l’État ; une violence née de la marginalisation et non d’un désir de destruction. Et chacun a compris que ce pays ne peut être gouverné par la répression que pour un temps.
Le mouvement a été réprimé, des centaines de jeunes ont été arrêtés et diabolisés par les médias comme à l’accoutumée. Mais quelque chose de profond était en train de se produire : une conscience politique semée à la vitesse de l’éclair par la pratique réelle. Des jeunes entrant en politique par sa plus grande porte : la rue qui a toujours pesé sur les équilibres. Des jeunes testant les limites du pouvoir réel et reposant la question que le régime croyait enterrée depuis 2011 : qui gouverne réellement ? Au profit de qui ? Et au nom de quel droit ?
Gen Z n’était pas une copie du 20 février. Moins clair politiquement peut-être, mais plus radical par la profondeur du désespoir dont elle est issue. Une génération qui ne veut ni réformes de façade ni nouvelles hautes commissions d’enquête mais qui veut humer l’air de la liberté, de la dignité et une vie dont l’avenir n’est pas assiégé de toutes parts.
L’impact le plus important s’est fait sentir sur la gauche de l’échiquier politique, qui s’est retrouvée soudain face à une énergie juvénile immense, sans ressemblance avec les expériences du passé avec des jeunes réclamant une radicalité devenue impossible à ignorer. Les syndicats se sont alors retrouvés devant un choix historique : devenir de véritables outils de résistance ou être abandonnés par l’Histoire.
Ce mouvement a constitué ce que le régime a affronté de plus dangereux depuis des années : le retour de la politique pour une génération que l’on disait indifférente. Soudain, le débat sur les mécanismes du pouvoir, la répartition des richesses, le capitalisme et la dépendance, sur une alternative radicale, est devenu quotidien dans les cafés du Maroc, sur Discord et dans les espaces partagés.
Les jeunes ont repris leur droit confisqué à la colère. Et celui qui récupère la colère commence à reprendre en main son destin historique et à peser sur sa fabrication.
Nous sommes aujourd’hui face à une génération qui n’accepte plus les promesses creuses, qui ne croit pas que la « stabilité » signifie le silence. Une génération qui se voit comme le prolongement des soulèvements d’autres pays, de l’Asie à Madagascar, qui voit en la Palestine le symbole mondial du sens de la résistance, et comprend que la bataille n’est pas seulement locale, mais un conflit de classes international dont les frontières se dessinent sur le terrain.
Peut-être que la rue s’est calmée temporairement. Peut-être que les slogans ont été étouffés… Mais le feu allumé ne s’éteindra pas facilement. Cette patrie broyée par les politiques du libéralisme dépendant voit aujourd’hui ses enfants les plus audacieux et les plus jeunes relever à nouveau les drapeaux de la lutte.
Gen Z n’était pas une vague passagère mais le début d’un nouveau chapitre dans l’Histoire d’un peuple qui résiste chaque jour de là où il est. Ceux qui pensaient que la jeunesse ne retournerait plus dans la rue ont découvert que la rue s’est installée en eux et ne les quittera plus. Ainsi, le 10 décembre 2025, ils ont décidé de revenir, de descendre avec les mêmes slogans et les mêmes chants, mais avec une conscience plus aiguë, une compréhension plus profonde et une fidélité authentique aux martyrs de la dignité tombés à L’Kliaa, ainsi qu’aux centaines de détenus politiques croupissant dans les prisons du régime.
Au slogan « Nous ne voulons pas de la Coupe du monde… La santé et l’éducation d’abord !» se sont ajoutés deux autres mots d’ordre centraux et décisifs : « La liberté pour tous les prisonniers politiques » et « Justice pour les martyrs de L’Kliaa ».
Ceci aussi pour rappeler à la machine de répression de classe que le meurtre, la prison, les lourdes condamnations et la diffamation ne sont que ce qui alimentera nécessairement une jeunesse en révolte, décidée à intensifier la lutte pour un Maroc nouveau et possible, où règnent la dignité, la justice, l’égalité et une redistribution des richesses au profit du peuple.


