Y a t-il un « ensauvagement de la société » ?

Depuis quelques années maintenant, un thème récurent est ramené dans le débat public par l’extrême droite : l’ensauvagement de la société. Cette thématique est utilisée dans le but de servir un agenda politique raciste et xénophobe. En effet, la thèse de l’ensauvagement de la société sert à désigner l’immigration responsable d’une prétendue « montée de l’insécurité » et d’une « augmentation de la violence ».

L’ensauvagement de la société : pas de définition précise du phénomène

Mais alors concrètement, c’est quoi l’ensauvagement de la société ? Eh bien l’extrême droite ne donne aucune définition précise. Il s’agit donc bien plus d’une idée abstraite invoquée pour faire office d’argument d’autorité qu’une réalité tangible. Et pour cause, il est bien plus simple d’inventer des notions abstraites pour servir un agenda politique que de donner des définitions précises à des concepts qu’on a pris le soin de prouver scientifiquement. Ainsi, sur l’ensauvagement de la société, chacun a sa définition personnelle. Certains considèrent qu’il s’agit de l’augmentation de types particuliers de délinquance (les atteintes aux personnes sans autre motivation que la violence par exemple), d’autres considèrent qu’il s’agit de l’augmentation de la délinquance, toute forme confondue, d’autres encore définissent l’ensauvagement comme une disparition progressive des normes qui permettent la pacification de la société. Quoi qu’il en soit, une chose est certaine, un « ensauvagement » implique une évolution, un passage d’une société non sauvage à une société sauvage. Or, comme nous allons le voir, rien n’indique une quelconque évolution en ce sens.

Une absence de chiffres probants

Si on s’intéresse aux chiffres de la délinquance et de la criminalité avancés par le ministère de l’intérieur, on peut constater plusieurs choses. Premièrement, on peut constater que les évolutions ne se font presque jamais de manière uniforme, on a très rarement une courbe qui ne fait que monter ou que descendre, les courbes oscillent généralement entre une augmentation et une diminution selon les périodes. Deuxièmement, pour ce qui est des homicides, il y a une diminution continue depuis le milieu des années 1990. Ainsi, en 1993, il y avait en moyenne 3 homicides pour 100 000 habitants, alors qu’il n’y en avait que 1,3 en 2017 (hors faits de terrorisme). Si on regarde encore plus loin, on peut constater que la diminution tendancielle du nombre d’homicides, mais aussi de son taux pour 100 000 habitants, est bien réelle depuis plusieurs siècles : il y avait dans les années 1960 en moyenne quatre fois plus d’homicides par an au sein de l’État français que dans les années 2010. Au 18ème siècle, le nombre de morts par homicides était lui 20 fois plus élevé qu’il l’est aujourd’hui. Le nombre d’homicides est par ailleurs un indicateur très intéressant à observer, car il est l’un des seuls sur lequel on peut avoir des chiffres fiables. En effet, l’immense majorité des homicides ayant lieu sont répertoriés. Autrement dit, sur 1000 homicides ayant lieu, il est très probable que l’immense majorité d’entre eux, probablement entre 950 et 1000, soient portés à la connaissance des autorités et répertoriés dans les chiffres officiels.

Là dessus, les homicides font figure d’exception. En effet, pour les autres actes délictueux ou criminels, les chiffres avancés par le ministère de l’intérieur n’ont pas de réelle valeur, car il est impossible de connaître la réalité du terrain. Ces chiffres dépendent du nombre de faits portés à la connaissance des autorités. Or, une bonne partie des crimes et délits ne le sont pas, tout simplement car les victimes ne portent pas plainte. Une augmentation ou une diminution des « chiffres de la délinquance » signifie donc une augmentation ou une diminution du nombre de faits portés à la connaissance des autorités, et non une augmentation ou une diminution réelle du nombre de faits. Cela dépend grandement non seulement du contexte social, mais également de la politique pénale menée par l’État. En effet, si le gouvernement décide par exemple de rendre obligatoire le dépôt d’une plainte pénale pour faire marcher une assurance en cas de vol de vélos, il est évident que l’année suivant cette réforme, le nombre de plaintes pour vol de vélos va augmenter. Est-ce que cela signifie qu’il y a plus de vols de vélo que d’habitude ? Absolument pas. C’est d’ailleurs notamment la question des assurances qui explique l’importante augmentation du nombre rapportés de vols des années 1960 aux années 1980 : au cours de cette période, le marché des assurances s’est grandement développé, et mécaniquement, cela a fait augmenter le nombre de plaintes, souvent nécessaires pour obtenir une indemnisation suite à un vol. On peut d’ailleurs constater que depuis le milieu des années 1980, le nombre de vols s’est stabilisé puis a légèrement diminué.

De même, on peut constater que le nombre de plaintes a grandement augmenté depuis les années 1950. Nombre de personnes portent aujourd’hui plus facilement plainte qu’avant. Autrement dit, sur 1000 agressions commises dans les années 1950, le nombre de plaintes déposées était inférieur au nombre de plaintes déposées pour 1000 agressions similaires dans les années 2010. Cela ne signifie donc pas qu’il y a plus d’agressions qu’avant mais uniquement que le nombre d’agressions qui entraînent une plainte augmente, faisant augmenter avec elles les chiffres de la délinquance et de la criminalité.

Pour certains délits ou crimes, c’est parfois la libération de la parole des victimes qui fait augmenter artificiellement les chiffres recensés. Par exemple, on peut constater depuis quelques années une libération de la parole des femmes victimes de violences sexuelles. Une des conséquences de cela est non seulement une médiatisation plus importante de ce sujet, mais également une augmentation du nombre de femmes osant aller porter plainte (et faisant d’ailleurs souvent face à des policiers sexistes qui ne prennent pas au sérieux la question). Ainsi, si le nombre de victimes de viol qui portent plainte augmente, cela ne signifie pas pour autant que le nombre de viols augmente réellement.

L’ensauvagement, un ressenti avant tout

Puisqu’il est impossible à prouver statistiquement et qu’il n’a pas de définition précise, il faut considérer « l’ensauvagement de la société » comme étant avant tout un ressenti subjectif déconnecté de la réalité matérielle. Cependant, ce ressenti ne vient pas de nulle part, il est en grande partie le résultat d’une sur-médiatisation des faits divers. Ainsi, selon l’INA (institut national des archives), le temps consacré aux faits divers dans les journaux télévisés du soir sur les grandes chaînes historiques a augmenté de 73% entre 2003 et 2013. L’émergence des chaînes d’information en continu a également contribué à cette sur-médiatisation des faits divers. Si on prend des exemples récents, le meurtre du chauffeur de bus à Bayonne ou celui d’une jeune femme à Lyon ont fait couler énormément d’encre, ont énormément fait parler tant à la télévision que sur les réseaux sociaux.

Voir des faits divers tous les jours à la télévision, sur Facebook, sur Twitter, dans les journaux, donne l’impression que la société est de plus en plus violente, mais ce n’est qu’un ressenti, une impression, et non une réalité. Des faits terribles comme ce qu’il s’est passé à Bayonne ou à Lyon, cela a toujours existé, mais les réseaux sociaux et les médias créent ce qu’on appelle un effet de loupe, c’est à dire qu’ils permettent de mettre en avant ces faits, de les porter à la connaissance du grand public. De même, des émissions telles que « faites entrer l’accusé » ont grandement contribué à intégrer les faits divers dans l’imaginaire collectif.

Pour ce qui est des réseaux sociaux, le phénomène est encore plus notable, puisqu’il fait partie intégrante de la stratégie politique de l’extrême droite. Il existe en effet de nombreuses pages Facebook et comptes Twitter spécialisées dans la médiatisation de faits divers. Sur Twitter, on peut par exemple citer l’identitaire Damien Rieu dont la spécialité est de glaner ça et là des vidéos de violences et de les partager sur son compte en expliquant que tout va mal, que la société est de plus en plus violente, que tout cela est la faute de l’immigration. Il aime également partager des articles du média d’extrême droite Fdesouche, site de faits divers proposant des articles sensationnalistes visant à faire le plus de clics possibles. Évidemment, rien ne prouve que ces faits sont de plus en plus fréquents, mais le fait de poster des dizaines de vidéos et d’articles créée un effet d’accumulation visant à effrayer la population, à imprégner dans la tête des gens qu’ils peuvent à tout moment se faire sauvagement agresser.

Pour illustrer la façon dont l’extrême droite récupère des faits divers pour servir son agenda politique, il suffit d’observer le cas de la jeune femme tuée à Lyon en juillet par un chauffard : ce fait divers terrible a rapidement été mis sur le devant de l’actualité suite à une campagne menée sur Twitter par plusieurs dizaines de comptes liés à l’extrême droite. Le mécanisme est toujours le même : des militants d’extrême droite prennent connaissance d’un fait divers sordide, ils publient de nombreux tweets dessus, écrivent des articles sur leurs blogs racistes etc. Le fait divers fait le buzz et les grands médias s’en emparent. Les militants fascistes ont réussi leur coup, ils ont fait d’un simple fait divers une actualité de portée nationale. À Lyon, c’est allé encore plus loin, puisqu’une fois ce fait divers sorti de l’actualité, Damien Rieu et d’autres personnalité d’extrême droite ont lancé une campagne en ligne visant à obtenir les noms des auteurs du crime. Le but était de démontrer que les meurtriers de la jeune femme étaient d’origine étrangère, et ce dans le but de servir un agenda politique raciste, mais également dans le but que ce fait divers soit le plus longtemps possible à la une de l’actualité.

Bien-sûr, Damien Rieu et ses amis d’extrême droite ne mettent en avant qu’une seule forme de délinquance, la délinquance de rue, celle qui produit des vidéos impressionnantes, et surtout celle qui permet facilement d’accuser les personnes d’origine immigrée, généralement sans aucune preuve. Lorsque des crimes sont commis par des personnes blanches, lorsque des crimes sont commis par des policiers, lorsqu’il s’agit de délinquance en col blanc, de fraude fiscale, de harcèlement sexuel par des dirigeants ou des cadres de grandes entreprises, on n’entend jamais l’extrême droite, car cela ne sert par leur agenda politique, car cela va à l’encontre de l’idée selon laquelle le fantasmatique « ensauvagement de la société » serait causé par l’immigration.

L’ensauvagement de la société n’est donc pas une réalité, c’est en fait ce qu’on peut appeler une prophétie auto-réalisatrice. En effet, il s’agit pour l’extrême droite de faire en sorte qu’une partie de plus en plus importante de la population considère qu’il existe bel et bien un ensauvagement de la société dans le but de se présenter en rempart face à ce phénomène. Cette méthode malhonnête consistant à créer de toute pièce un problème pour en suite proposer une solution existe depuis bien longtemps en politique, et sur le prétendu ensauvagement de la société, force est de constater que la méthode est parfaitement maîtrisée par les fascistes.

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