Depuis quelques années, en même temps que se restructurent les organisations sociales-démocrates et le « mouvement social », de nouvelles figures apparaissent à la gauche de l’échiquier politique : des intellectuels, des journalistes, des artistes. Frédéric Lordon, François Ruffin, Bernard Friot, Franck Lepage, sont autant de personnages plus ou moins proches du mouvement ouvrier qui apportent un discours qui ne donne ni stratégie de prise de pouvoir ni grille d’analyse claire de la société. Leur production s’attache à lutter contre Sarkozy, contre Hollande, contre Macron, contre la destruction des conquêtes sociales. Cela passe par des conférences, des articles, et évidemment des films, consommés par tous les militant-e-s progressistes.
Dans cette discipline, François Ruffin s’est imposé avec Merci Patron, sorti en pleine contestation contre la Loi Travail. Plus ou moins bien accueilli, il a permis à son réalisateur, déjà ancré dans le paysage journalistique, de se faire un véritable nom politique. Il entame alors un parcours d’opposant politique au monde que représente le ministre de l’économie Emmanuel Macron. Ce parcours de journaliste militant et tout le storytelling qu’il a créé autour de lui l’amène naturellement à se porter candidat aux élections législatives de 2017 comme candidat rassembleur de la gauche amiénoise. Ce storytelling de journaliste populaire, qui suit les luttes syndicales locales et qui affronte les grands milliardaires avec ses petits bras, s’est entaché de nombreuses fois, à commencer par Merci Patron, où la mise en scène de sa propre personne posait problème. Nous étions dans un voyeurisme de la misère, où Ruffin se posait non pas en observateur ou en militant, mais en sauveur au-dessus de la famille Klur. Il les prenait par la main et les accompagnait dans une démarche judiciaire contre LVMH, qui débouchait sur le gain d’une petite somme d’argent pour le couple. Si le geste était honorable, sa manière de demander aux Klur d’avoir l’air plus reconnaissants (car ils n’étaient pas très expressifs) à la caméra l’était moins.
Après la Loi Travail, le mouvement des Gilets Jaunes est le mouvement en métropole qui a le plus ébranlé la bourgeoisie française, par son ampleur et sa radicalité. Ni une ni deux, François Ruffin sillonne immédiatement l’hexagone. Il est accompagné de Gilles Perret, cinéaste qui a surtout travaillé sur l’histoire de la Résistance de 1940-1945 et des conquêtes du Parti Communiste Français, mais qui a également mis en scène la campagne de Jean-Luc Mélenchon pour l’élection présidentielle de 2017 dans L’insoumis. On voit immédiatement la répartition des tâches, entre Gilles Perret en retrait, qui filme, et François Ruffin en avant, qui va à la rencontre des Gilets Jaunes sur les ronds-points courant décembre. On retrouve immédiatement les bons et les mauvais aspects de Merci Patron : François Ruffin donne la parole à des prolétaires écrasés par la bourgeoisie. Personne ne peut lui retirer, c’est une bonne chose. C’est même pour ça qu’il est acclamé par les progressistes de tous bords.
Pour autant, la forme est extrêmement dérangeante. François Ruffin s’avance dans les masses de Gilets Jaunes, s’en distingue forcément, discute avec la foule, et fait de bons discours parmi eux. La manière dont Ruffin est filmé ne peut que rappeler celle dont les journalistes filment des personnalités officielles en visite, mises en scène de telle manière à ce qu’on voit l’écoute et la compassion d’un individu face aux requêtes populaires. Dès qu’un Gilet Jaune prend la parole, nous voyons en contrechamp Ruffin. Il envahit systématiquement le champ. On ne s’intéresse pas vraiment à ce qu’exprime le Gilet Jaune, mais on est sur un dialogue où la compassion de Ruffin est mise en scène. Pourtant, un film où la lutte est montrée sans intervention du réalisateur est possible : Comme des lions le faisait parfaitement. Mais ce n’est pas la méthode choisie par les deux réalisateurs. Si cela peut paraître initialement secondaire, cet aspect est en fait le principal sujet du film : on est dans un reportage sur Ruffin qui visite les ronds-points, et pas sur les Gilets Jaunes. On passe de la parole des Gilets Jaunes aux déclamations de Ruffin sur la récupération de l’esthétique des saints chrétiens par un rond point, avec en gros plan un Gilet Jaune particulièrement captivé par Ruffin. Le rapport de l’homme à la foule est mis en scène. Une autre scène le montre déclamant un « Moi président de la république, je ferais… ».
Loin des préoccupations des Gilets Jaunes, François Ruffin lance en fait un simili de campagne, en se posant comme adversaire principal de Macron. Les aspects positifs du film, la prise de parole, se retrouve partout sur Internet depuis 5 mois. L’intérêt réel du film n’est donc pas là : il est dans l’avance d’une nouvelle figure, après L’Insoumis qui a échoué en 2017. Pourtant, personne n’oublie le chauvinisme de François Ruffin, son protectionnisme béat, sur la manière dont il traite les masses opprimées, ses sorties sur la nécessité d’attendre les expertises de l’Etat pour juger des responsables dans le meurtre d’Adama Traoré (en dépit de tout le travail effectué par la famille et les militant-e-s). Par ce film, il récupère les paroles des Gilets Jaunes, les catalyse, et les utilise pour nourrir sa figure, continuer son storytelling. On n’apprend rien dans ce film qui n’avait pas déjà été exprimé, et il n’apprendra des choses qu’aux personnes qui ne sont pas allées sur les ronds points et les manifestations depuis 5 mois.